Rwanda 1994… Génocide au Pays des Mille Collines

©James Nachtwey, Tutsi rescapé du génocide, 1994.

Pour une fois, devant je reste à cours de mots. Parce que le vécu de cet homme et des 800 000 Tutsis massacrés lors du génocide Rwandais me laissent sans voix. James Nachtwey n’a jamais porté aussi haut sa vocation terrible «  Chaque minute je songe à la fuite. Je ne veux pas voir cela. Que vais-je faire : m’enfuir  ou assumer ma responsabilité de photographier tout ce qui se passe ici ? »…jamais je n’ai autant saisi le terrible sacerdoce du photojournaliste.

Terrible ce gros plan. Brut. Noir et blanc : c’est le climat sans far de Nachtwey…pas d’anecdote. Terrible, cette posture d’étouffement, d’étranglement, bouche ouverte stupéfaite, regard perdu.  Terribles ces balafres à la machette… comme les griffes d’un fauve.  Le roulement de la terreur nous emporte loin, loin, au centre de l’Afrique dans  le Pays des Mille Collines, coïncé entre le Burundi, la Tanzanie, l’Ouganda et le Congo (ancien Zaïre). Le roulement de la terreur nous interpelle…

Qu’est-ce qu’un génocide ? Est-ce l’apogée abominable d’une lutte fratricide ? La haine  de Seth pour Osiris, celle de Caïn pour Abel ? Est-ce la disparition totale de la civilisation au profit de la barbarie ? La question n’est pas aussi simpliste…la notion de  génocide a été fixée en 1948 par la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide ( ONU). Un génocide est une volonté, planifiée d’exterminer un groupe  pour des raisons ethniques ou religieuses. Bref la civilisation se sert de la barbarie comme  outil au service de ses intérêts les plus infâmes…Sur le plan éthique faut-il montrer les victimes, les horreurs des conflits? Est-ce du sensationnalisme? Est-ce du voyeurisme? Je déteste ces questions parce qu’elle nous renvoient à une vision du monde aseptisée, étriquée, consensuelle, démagogique. Peut-on montrer un conflit sans victimes? Ce serait malhonnête et contraire au but du photojournalisme: informer sans fard. Voir le monde dans toute son horreur ou dans ses moments de grâce soulève discussion, interrogation, haut-le-coeur…on est loin du voyeurisme. La seule question que je me suis posée c’est: faut-il montrer la victime (la conséquence) ou les montagnes de machettes ( l’outil du système d’extermination). J’ai choisi la victime, témoin direct, un des rares liens entre l’évènement et l’opinion publique.

A cours de mots, je fais appel aux citations d’un livre qui ne peut qu’éveiller et bouleverser le citoyen attentif  : L’inavouable de Patrick de Saint Exupéry  (toutes les citations sont tirées des pages de son livre). Qui peut dire?  Qui d’autre que le témoin ? Nachtwey et Saint-Exupéry comme d’autres, ont vu, peuvent montrer, dire… l’inimaginable …

« Ce génocide qui avait nié notre nature, nous avait dépossédé de notre humanité et nous avait brisé. Nous avions vu, et c’était comme une maladie qui nous excluait du monde, nous enfermait dans un ailleurs, nous minait. Il fallait reconstruire. C’était la seule voie, la seule issue.(…) pièce par pièce les morceaux du puzzle trouvaient leur place. Esquissant les contours d’un grand mensonge » (p163)
Témoigner, dire, échanger, sans mentir, sans se mentir.

Le génocide se déchaîne entre le 6 avril 1994 et le 4 juillet 1994. Le 6 avril, c’est l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, son avion est la cible de tirs et s’écrase. Le 4 juillet 1994, est la date de la prise de la capitale Kigali par le Front Patriotique Rwandais. En effet, le génocide s’inscrit  dans un contexte plus large de guerre civile (débutée en 1990) opposant le gouvernement rwandais Hutu au FPR (accusé d’être essentiellement Tutsi). L’attentat du 6 avril 1994 est imputé au FPR. Prétexte idéal, tombant à point nommé pour désigner les Tutsis comme responsables et justifier leur assassinat total. Le génocide débute.  Tout est réuni pour lancer l’enfer au Pays des Mille Collines. Une Saint-Barthélémy à l’échelle du pays dont l’Akazu (le cercle intime du président assassiné) et Agathe Hababyarimana, la veuve du président, seraient les funestes marionnettistes . Une idéologie : le  Hutu Power qui voudrait un pouvoir exclusif aux Hutu dans un Rwanda purifié des Tutsis.  Des bras armés : les milices Interahamwe et Impuzamugambi.  Et une une radio de propagande: la Radio des Mille Collines qui embrigade une majorité des Hutus au service de l’œuvre de mort.
Nachtwey avait intitulé un de ses livres « l’Enfer »…il ouvrait sur un passage  de Dante. « Laissez ici l’espérance, vous qui entrez (….) Là, des soupirs, des plaintes et d’autres cris d’angoisse résonnaient parmi un air sans étoiles, si bien que je commençai à pleurer.  Des langues diverses, d’horribles jargons, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et sourdes, et avec elles, des bruits de mains, faisaient un grand tumulte qui, éternellement, retentira dans cet air obscur et sans temps, pareil au bruit du sable lorsque souffle le tourbillon. »

L’enfer a duré 100 jours au Rwanda. 800 000 Tutsis ont été assassinés.

Et la réaction du monde ? Celle de l’ONU ? Celle de l’allié français ?…La réaction …c’est l’opération Turquoise, 2500 soldats envoyés sous mandat de l’ONU du 21 juin au 21 août 1994, c’est-à-dire à la fin du génocide, comme force d’interposition et humanitaire. Aujourd’hui l’attitude de la France fait l’objet d’un vif débat. « Pour qu’il y ait génocide il fallait une méthode. Des armes. Des soutiens » (p 171). La France prend pied au Rwanda  en 1975 grâce à un accord d’assistance miliaire.
-La France envoie des gendarmes pour former l’armée rwandaise dès 1975 et, poursuit sa collaboration malgré les rapports (par exemple émanant de la Fédération nationale des ligues de droits de l’homme) faisant état de risques de massacres dès 1993 (p 179).
– La France fournit des armes à l’un des pays les plus pauvres du monde  (1 million d’euros en 1991, 3 millions en 1992, 1 million en 1991)  (p177)…vous me direz le  commerce des armes n’est pas illégal et la philanthropie n’est pas une valeur commerciale! … j’entends bien… Plus grave, pendant toute la durée du génocide, la France laisse passer munitions et armes par le Zaïre…et ce malgré l’embargo onusien (p 184)…vous me direz le trafic d’armes ne s’encombre pas d’éthique…soit.

De ce fait, s’appuyant sur une France sourde et aveugle aux menaces…une France plus que complaisante,  le pouvoir Rwandais met en place des   hiérarchies parallèles permettant le contrôle de la population, elle applique  la méthode française de la  « guerre révolutionnaire ».
-Par ailleurs, « d’étranges intermédiaires se faufilent dans les coulisses »…comme Paul Barril. L’ancien gendarme du GIGN était un proche du gouvernement rwandais. (p 177)
-La France reçoit le 27 avril 1994 une  délégation du gouvernement rwandais, alors que les ONG parlent déjà de génocide (p181). La délégation sera reçue à l’Elysée (la cellule Africaine de l’Elysée) et à Matignon, au quai d’Orsay. La France poursuivra ses relations avec le gouvernement rwandais durant tout la période du génocide.
Cette France-là, c’est celle de la cohabitation Mitterrand- Balladur. Cette France-là, c’est celle qui se drape dans ses droits de l’homme. Cette France-là, c’est celle qui considérait le Rwanda comme un Etat tampon entre l’Afrique anglophone et le Zaïre (et ses immenses richesses minières)…tout était bon pour préserver la stabilité politique de la zone …« Laisser un seul de ces régimes être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne (…) et décrédibiliserait la garantie française » François Mitterrand. (p121).
En somme, pour la France, il fallait offrir  un soutien forcené, un blanc-seing ahurissant aux dictatures en place pour éviter « l’effet dominos » et entretenir l’illusion de notre grandeur. France-Afrique nous voilà !
Génocide … Naufrage des valeurs les plus nobles de la politique, naufrage de la  foi  en l’homme. Non. L’histoire n’a pas de mémoire.

Laetitia Canal-Cologni

POUR ALLER PLUS LOIN

James Nachtwey

 

David Turnley, Combat dans une rue d’Afrique du Sud, 1994.

Au premier plan assis (et non couché comme ses confrères) et plus près donc plus exposé, on remarque James Nachtwey qui applique la devise de Robert Capa si vos photographies ne sont pas réussies c’est que vous n’êtes pas assez près. » Cette photo  d’origine est celle de droite, en couleurs. utilisée pour la couverture du film de Christian Frei « War photographer », elle est utilisée en noir et blanc, l’arrière-plan légèrement  fumé.

James Nachtwey est l’un des plus grands photographes de guerre de notre époque, il a couvert  quasiment tous les conflits:  Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, Rwanda, Salvador, Irlande du Nord, Kurdistan, Somalie, Afrique du Sud. James Nachtwey est né le 14 Mars 1948 dans le Massachusetts, aux États-Unis. Il étudie l’histoire de l’art et les sciences politiques au Dartmouth College, l’une des plus prestigieuses universités des États-Unis, puis il se décide pour la photographie. Après plusieurs emplois, il sera assistant d’un rédacteur d’actualités chez National Broadcasting Company à New York, puis en 1976, James Nachtwey devient photographe local au Nouveau-Mexique. C’est en 1980 qu’il retourne à New York et devient photographe indépendant. En 1981, il part couvrir les tensions d’Irlande du Nord, notamment à Belfast ce qui sera le tremplin de sa carrière internationale.De 1986 à 2001, il est membre de la Coopérative photographique Magnum , qu’il quitte pour créer l’Agence VII.

Rwanda, localisation.


Le  mythe ethnique.

La population rwandaise était structurée en clans composés d’éleveurs (Tutsi), d’agriculteurs (Hutu) et d’artisans (Twa). Le clan (ou lignage) était la référence identitaire. Chaque clan était dirigé par un Mwami. La mixité clanique et socia-économique existait. Les puissances coloniales ont appliqué un mode de lecture ethnique en se fondant sur des critère  physiques (Tutsis grands, minces, plus clairs de peau sont considérés par la puissance coloniale comme supérieurs et plus aptes à diriger). La Belgique s’appuya sur les clans Tutsis.  Mais cette inégalité fut dénoncée par la majorité Hutu  (par exemple le Manifeste des Bahutu, 24 mars 1957). Les Belges renversèrent leur alliance au profit des Hutus ce qui entraîna la révolution Hutu. A l’indépendance en 1962, les Tutsis sont traités comme des parias et partent en exil. La Belgique réduit son assistance militaire au Rwanda à la fin des années 1980 au profit de la France. En octobre 1990 ka rébellion du Front Patriotique Rwandais attaque par le nord du pays. Paris s’implique pour contrer cette destabilisation.

L’ Akazu « La maison »  

Pour la journaliste belge Colette Braeckman l’ Akazu est une organisation qui aurait été formée autour du président du Rwanda Juvénal Habyarimana et son épouse Agathe Habyarimana. Ses membres auraient participé à la planification et à l’exécution du Génocide au Rwanda. Pour Christophe Mfizi le pouvoir est passé aux mains de la femme et des frères du président, l’Akazu étant le « Réseau Zéro » dans les ramifications d’un  pouvoir qui glisse de l’affairisme à la corruption avant de devenir criminel.

La guerre révolutionnaire

Le Viet Minh, a remarqué Lacheroy, accompagne chaque individu « du berceau jusqu’à la tombe », par trois hiérarchies distinctes : 1° Le« Lien Viet », pyramide d’associations de toutes sortes (jeunesses masculines ou féminines, vieux, associations professionnelles…). 2°Une autre basée sur le découpage colonial du territoire (village, province, région) et  contrôle la circulation des habitants, organise l’hygiène, l’instruction, ainsi que l’autodéfense des populations. 3°Une troisième hiérarchie coiffe et contrôle les deux autres, celle du parti communiste, dont10% de la population sont membres, et où de jeunes cadres sont acquis à la cause par les méthodes d’une propagande associant « le fanatisme, l’intérêt et la crainte ». Lorsque la France perd ce conflit, le colonel Lacheroy devient rapidement le maître à penser de l’Ecole de guerre de Paris.  Au Rwanda la guerre révolutionnaire se traduit ainsi : -Le premier axe du pouvoir assure le contrôle vertical et militaire de la population, par le biais de la planification de la Défense interne du territoire (DIT). En temps de paix, la gendarmerie renseigne en articulation avec la police communale et protège l’ordre public. En temps de crise, elle passe aisément sur le mode militaire, les forces armées dans leur totalité peuvent alors encadrer et mobiliser la population pour faire la guerre. -Le deuxième axe est horizontal. C’est celui du découpage administratif parfait de ce petit pays très peuplé (près de 10 millions d’habitants). En septembre 1974, un décret affine la pyramide administrative : préfecture, secteur, commune, cellule. Une cellule égale 10, 50, parfois 100 familles sur une colline ou dans un quartier. Organisation qui n’est pas sans rappeler le mode de contrôle des populations préconisé par le colonel Trinquier lors de la bataille d’Alger : le Dispositif de protection urbaine (DPU). -La troisième hiérarchie de contrôle est politique, avec l’Akazu et e Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti unique au service de son « président-fondateur .  En verrouillant strictement le pouvoir et grâce au contrôle étroit exercé à tous les échelons de l’administration, jusqu’au niveau communal, le régime mis en place par État aurait grandement facilité le génocide puisque tous les éléments susceptibles de s’opposer au pouvoir central auraient été systématiquement écartés.

 

France et Rwanda…la nage en eaux troubles

-Mission Quilès : Mission d’information mise en place par le gouvernement Jospin en 1998. Les parlementaires entendent en audition des témoins, journalistes, experts, responsables politiques et diplomatiques.  L’audition des militaires se fait à huis clos. Le rapport est accessible sur internet.. http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp

-Paul Barril, ancien capitaine du GIGN, devenue trafiquant d’armes, de mercenaires. Proche des extrémiste Hutus.

-François De Grossouvre ( « suicidé » dans son bureau de l’Elysée le lendemain de l’assassinat du président Rwandais). De Grossouvre était chargé des mission de L’ Elysée sur les questions de sécurité dites « sensibles ». De Grossouvre était lié à Barril.

Tribunal d’Arusha

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a été mis en place le 8 novembre 1994 par le Conseil de sécurité des Nations unies afin de juger les personnes responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international commis sur le territoire du Rwanda ou par des citoyens rwandais sur le territoire d’États voisins. Son siège est à Arusha en Tanzanie.

A Lire

Mehdi Ba, Rwanda, 1994 : un génocide français, L’Esprit frappeur, Paris, 1997
Jean-Pierre Chrétien, l’Afrique des Grands Lacs, Aubier (2000).
Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable, la faillite de l’humanité au Rwanda, Libre Expression (2003)
Benjamin Sehene, « Le Piège ethnique » , Éditions Dagorno, Paris, 1999
Human Rights Watch, Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme,Aucun témoin ne doit survivre, le génocide au Rwanda, Karthala (1999)
Gérard Prunier,Rwanda : le génocide, Dagorno, Paris
Patrick de Saint-Exupéry,L’inavouable, la France au Rwanda, Les Arènes (2oo4)
Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, SURVIVANTES Rwanda – Histoire d’un génocide, l’aube poche essai (2004)
Revue XXI, numéro 10,printeps 2010, L’histoire à vif, La France au Rwanda. Révélations de J-F Dupaquier, M. Malacardis, J-P Perrin.
www.Rue89.fr : Periès, Servenay :La « guerre révolutionnaire » menée par la France au Rwanda
la matrice intellectuelle de la guerre revolutionnaire. Génocide rwandais : décryptage du rapport qui accable la France
Jean Hatzfeld, Une saison de Machettes, Point, 2003,Dans le nu de la vie.
Jean-Paul Gouteux,Un génocide sans importance, tahin party, 2007.

A  voir

100 Days, (1999), réalisé par Eric Kabera.
Hotel Rwanda, (2004) réalisé par Terry George.
J’ai serré la main du diable : Roméo Dallaire (2004)
Shooting Dogs (2005)
Quelques jours en avril, (2005
Un dimanche à Kigali, (2006)
Le jour où Dieu est parti en voyage (2009)
Lignes de front (2010)
Tuez-les tous !, (Rwanda : histoire d’un génocide « sans importance ») (2004), réalisé par Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette

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3 réponses à Rwanda 1994… Génocide au Pays des Mille Collines

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